Pour accéder à toutes les fonctionnalités de ce site, vous devez activer JavaScript. Voici les instructions pour activer JavaScript dans votre navigateur Web.

Plaidoyer pour une 3ème révolution agricole, celle des données numériques

La conférence de Philippe Dessertine, économiste et expert en finance internationale, a constitué le point d’orgue de notre dernier forum « Agrinovembre ». Nous en reprenons ci-dessous les principaux aspects.

Le rôle fondamental de l’agriculture 

En tant que directeur fondateur de la chaire Finagri (Financement de l’investissement dans l’agriculture), Philippe Dessertine s’intéresse de près à la création de valeur. Au cours de son intervention, il a d’abord rappelé le rôle premier de l’agriculture nourricière, particulièrement ressenti à l’issue de la seconde guerre mondiale ou plus récemment lors de la crise du Covid-19 ou de la guerre en Ukraine. De même, il a martelé que la première industrie française en chiffre d’affaires, c’est l’agro-alimentaire. Casser l’agriculture reviendrait alors à casser la matière première de notre industrie de pointe !

 

Aperçu de la vidéo

Perception négative vs bond technologique

Pour autant, les médias et le grand public ont parfois tendance à ne véhiculer que des images négatives de notre agriculture (« agriculteurs pollueurs ») et ne perçoivent pas toujours le bond en avant technologique qui s’opère depuis quelques décennies dans nos fermes. Ce bouleversement, pour Philippe Dessertine, devient une révolution lorsqu’on apprend enfin à maîtriser, à décrypter et à interpréter, grâce à l’intelligence artificielle, les données numériques, qu’il désigne plus globalement sous le nom de « data ».

Les outils de l’agriculture connectée

On peut résumer ce changement radical en citant Catherine Regnault-Roger, Professeure à l’Université de Pau : « la robotique connectée a révolutionné les interventions de terrain, désormais pilotées avec plus de précision. Elle s’appuie sur du matériel agricole équipé de GPS et de caméras embarquées, l’utilisation de drones pour surveiller l’homogénéité des parcelles et appliquer les traitements phytosanitaires, ou encore le recours à la photographie satellite, permettant la gestion de la fertilisation des sols et la géolocalisation des maladies sur les parcelles. Les banques de données massives (big data) en accès direct jouent également un rôle essentiel dans l’agriculture connectée ».

Une nouvelle source de valeur économique pour les agriculteurs

Repenser la création de valeur

Bien entendu, cette évolution concerne l’ensemble des secteurs d’activité économique, mais pour l’agriculture, c’est l’occasion d’une avancée réelle car cela pourrait permettre, pour notre intervenant, de créer une nouvelle source de plus-value. En d’autres termes, il s’agit de déconnecter le revenu « traditionnel » de la production agricole de la valeur économique générée par la durabilité des pratiques de certaines exploitations. 

L’exemple du lait bio 

Philippe Dessertine prend un exemple : si un agriculteur vend du lait bio pour les caves de Roquefort et que le bio est en crise, il vendra alors son lait bio au prix du lait conventionnel (moins-value). Il convient alors de montrer que l’agriculture pratiquée par cet éleveur le conduit à faire pâturer les brebis en extérieur, ce qui diminue le risque d’incendie. C’est cette seconde création de valeur qu’il faut parvenir à financer.

Témoignage de Julien Chapolard et son projet sur la méthanisation 

Un peu plus tôt, Julien Chapolard, un intervenant de notre table ronde sur les innovations énergétiques, avait témoigné d’un cheminement comparable : ses produits laitiers transformés ne lui permettant pas, seuls, d’assurer la viabilité de son exploitation, il s’est lancé dans un projet collectif de méthanisation pour valoriser ses co-produits et déchets agricoles et générer une seconde source de revenus, complémentaires à ses revenus agricoles et bien plus réguliers.

La directive CSRD : un cadre pour formaliser la durabilité

Pour Philippe Dessertine, la formalisation de cette autre valeur peut être favorisée par la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive ou Directive sur les rapports de développement durable des entreprises), entrée en vigueur au 1er janvier 2024. Cette directive vise à améliorer la transparence et la comparabilité des informations sur la durabilité des organisations. Elle établit de nouvelles normes pour les rapports extra-financiers, imposant des critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) plus rigoureux aux multinationales européennes. Les informations doivent être conformes aux normes européennes de « reporting » de durabilité (ESRS), qui définissent les critères spécifiques sur lesquels les entreprises doivent rendre des comptes.

Ainsi, ses promoteurs espèrent améliorer la transparence et la comparabilité des informations et favoriser une économie plus durable, en évitant le « greenwashing ». Cette directive européenne encourage également les entreprises à adopter des pratiques durables et à innover dans ce domaine.

Dans le secteur agricole, cette mise en avant de la durabilité des pratiques devra se faire de manière collective, afin de faire remonter des données cohérentes et significatives. On mettra en évidence ce que l’on fait souvent déjà, mais en prouvant, par les données numériques, l’impact en termes de durabilité. C’est pour cela qu’aux Etats-Unis, on a pu écrire que « data is the new oil », autrement dit, que « les données numériques sont le nouveau pétrole » !

Les enjeux et défis de la révolution agricole numérique

A l’issue de cette intervention marquée par un optimisme résolu et qui a visiblement fortement intéressé le public de notre forum, deux questions demeurent de notre point de vue. D’abord, Philippe Dessertine ne nous donne pas d’exemples précis, concrets, de ce nouveau financement à l’échelle de l’agriculture française. On peine à voir où sont – et qui sont – les investisseurs qui demain viendraient soutenir les éleveurs aveyronnais ou les viticulteurs bordelais, en achetant leurs données numériques, au seul motif de leurs pratiques vertueuses. Les pistes esquissées par M. Dessertine sont certes séduisantes, mais elles ne paraissent pas de nature à enrayer à court terme la crise réelle et le malaise profond qui traversent le monde paysan.

Enfin – et surtout – Philippe Dessertine, dans une approche très libérale de l’économie, n’évoque jamais directement la question de la protection et de l’usage de ces données. Il semble uniquement intéressé par la création de valeur qu’elles peuvent potentiellement générer, mais sans paraître se soucier des appétits féroces que cela engendrera au niveau mondial ni des éventuelles distorsions de concurrence que cela entraînera, entre ceux qui posséderont demain ces data et ceux qui en seront privées. Interrogé en amont de sa conférence sur ce point, Philippe Dessertine a balayé notre interrogation : « c’est une préoccupation très franco-française » !